Quelques semaines avant ses 90 ans qu’il aurait fêté le 23 juin, le cinéaste Claude Goretta a tiré sa révérence, hier après-midi, à son domicile genevois. C’est l’un des plus grands réalisateurs du cinéma suisse et francophone qui nous quitte, l’un des fondateurs du célèbres Groupe 5 avec Alain Tanner, Michel Soutter, Jean-Louis Roy et Jean-Jacques Lagrange, un créateur profondément humaniste qui a marqué le septième art (et le petit écran) de son empreinte, auquel nous avions eu la chance de rendre un important hommage en 2011, en sa présence.
Fondateur du ciné-club universitaire de Genève en 1951, grand cinéphile, Goretta part à Londres travailler comme assistant au British Film Institute, auprès des jeunes créateurs du Free Cinema. Avec son camarade Alain Tanner, qui l’y a rejoint, Il signe un court métrage, Nice Time (Piccadilly la nuit, 1957) qui leur vaut un prix à Venise et une entrée fracassante dans le monde de l’audiovisuel. En effet, très vite, ils sont engagés par la Télévision suisse romande (TSR) où l’un comme l’autre signent de très nombreuses réalisations, que ce soit des reportages et des documentaires pour la célèbre émission Continents sans visa ou des fictions, dramatiques et téléfilms.
Dans l’œuvre de Claude Goretta, il est indéniable que son travail documentaire a sans cesse nourri la fiction, notamment dans des films comme L’Invitation (1973), La Dentellière (1976) ou La Mort de Mario Ricci (1982), tous nourris de rencontres ou de faits divers dont il a fait la chronique. C’est aussi à la télévision que Goretta affirme sa capacité de mettre en valeur les comédiens avec lesquels il travaille, que ce soit dans ces fameuses dramatiques tournées en studio ou dans ses premières fictions tournées à l’extérieur, comme Jean-Luc persécuté (1965), avec un Maurice Garrel extraordinaire. Il fait de François Simon un Fou (1970) inoubliable et un maître d’hôtel énigmatique dans L’Invitation, où Jean-Luc Bideau incarne un pitre lumineux dans les jardins de la demeure du modeste employé joué par Michel Robin.
Après ce film charnière, primé à Cannes, Goretta tourne cinq longs métrages exceptionnels où il met en scène des comédiens parfois encore peu connus – mais qui feront une carrière remarquable par la suite : Pas si méchant que ça (1974) avec Gérard Depardieu et Marlène Jobert, La Dentellière (1976) avec Isabelle Huppert, La Provinciale (1981) avec Nathalie Baye, Angela Winkler et le regretté Bruno Ganz, La Mort de Mario Ricci (1982) avec Gian Maria Volonté, Magali Noël et Heinz Bennent, Si le soleil ne revenait pas (1987) avec Charles Vanel, Catherine Mouchet et Philippe Léotard, et L’Ombre (1992) avec Jacques Perrin et Pierre Arditi.
Pourtant, malgré les sélections dans les plus grands festivals – notamment Cannes – et les récompenses, Claude Goretta n’a jamais complètement délaissé la télévision de ses débuts, comme s’il y trouvait une liberté, voire une forme de légèreté de production que les plus grosses machines de cinéma ne lui permettent pas, signant par exemple en 1975 une dramatique formidable écrite par Georges Haldas, Passion et mort de Michel Servet, avec Michel Cassagne, Maurice Garrel et Roger Jendly, ou, en 1978, la mini-série Les chemins de l’exil ou Les dernières années de Jean-Jacques Rousseau, avec François Simon. C’est surtout à partir des années 90, à travers une nouvelle adaptation du roman de Pierre Véry, Goupi Mains Rouges, qu’il enchaîne plusieurs (télé)films comme Le Dernier été (1997) avec Jacques Villeret et Catherine Frot ou Sartre, l’âge des passions (2006) avec Denis Podalydès, et s’avère aussi un brillant adaptateur de Georges Simenon en signant quatre films inspirés de son œuvre, dont trois Maigret avec Bruno Cremer.
Claude Goretta faisait partie de ces cinéastes qui partent des hommes pour raconter ensuite leur histoire à travers la fiction. Pour la transmettre, la donner à voir, à comprendre, à ressentir. Leur mise en scène s’adapte à ce qu’une action apporte, à ce qu’un sentiment suggère. Un seul geste, un seul son suffit à dire bien plus qu’un effet de style. Le cinéma de Claude Goretta, nourri de ses expériences de reportage à la télévision, est évidemment de ceux-là.
Pensez aux innombrables sourires de L’Invitation : il n’y en a pas un identique. Ils sont tour à tour forcé, contrit, épanoui, décalé, ironique… Et à chaque fois cette expression raconte un peu du conflit de classes et d’apparences qui se joue en ce jardin genevois. Écoutez tout ce que nous murmure le jet d’eau régulier qui, automatiquement, arrose le vaste jardin de Rémy Placet, le modeste employé de bureau devenu riche. Il suffit de l’approcher pour bousculer les règles et les apparences. Pour amener du jeu dans l’ordre des choses. Le cinéma de Claude Goretta naît de l’homme et se construit à partir de lui – jamais contre lui. Mais la vie reste cruelle. Et plus d’un personnage de son cinéma va souffrir pour survivre dans le monde (pensez à La Dentellière : un vrai film d’horreur). Son univers n’a guère de pitié pour les humbles. Mais Claude Goretta a toujours voulu les mettre en scène afin de leur rendre leur dignité.
Il est ainsi frappant de voir combien le cinéma de Claude Goretta reste moderne et pertinent aujourd’hui. Probablement parce que sa sobriété et sa légèreté formelle ne s’imposent jamais. Et que ses personnages – les humbles, les opprimés – sont encore et toujours nos proches, nos voisins, nous-mêmes.
La Cinémathèque suisse avait, en 2011, consacré une vaste rétrospective à l’œuvre de Claude Goretta, en collaboration avec la RTS et ses archives, en présentant notamment une vaste sélection de ses travaux de télévision, et en publiant pour l’occasion, toujours avec la RTS, un DVD comprenant L’Invitation, une sélection de ses reportages pour la TSR, et un portrait hommage réalisé par Lionel Baier pour l’occasion, et intitulé Bon vent Claude Goretta. Un titre qui prend aujourd’hui tout son sens.
Frédéric Maire
Directeur de la Cinémathèque suisse
Captation de la soirée Claude Goretta au Capitole, le 10 novembre 2011
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