Francis Reusser nous a quittés

Divers 10 avril 2020

Le cinéaste vaudois Francis Reusser est décédé cette nuit à son domicile à Bex, entouré de ses proches. Il avait 78 ans. La Cinémathèque suisse perd un ami, et un des cinéastes les plus importants issus de la terre romande. Depuis des années nous travaillions avec lui à la restauration de ses films, et nous venions de diffuser son film Seuls, en VOD, en ces temps de confinement. Vu la circonstance, le film restera en libre accès sur notre site.
Né en 1942 à Vevey, orphelin à 12 ans, enfant rebelle qui passe la fin de son adolescence en maison de correction, Francis Reusser suit une formation de photographe à l’école de Vevey. Photographe de presse pour la Semaine Sportive à Genève, il se forme comme caméraman à la Télévision suisse romande. Par la suite il sera l’un des fondateurs avec François Albera de la section cinéma de l’Ecole supérieure d’Arts visuel (ESAV) de Genève, ancêtre de la HEAD actuelle. Politiquement très engagé, il est de tous les combats sociaux et culturels, signant plusieurs ciné-tracts à partir de 1968. Il participe aux manifestations du Comité Action Cinéma à Lausanne au début des années 70, ce qui lui vaut d’être emprisonné quelques temps.
Sa carrière de cinéaste commence en 1964 déjà avec Antoine et Cléopâtre, très inspiré par les premiers films de Jean-Luc Godard. En 1966, avec Yves Yersin, Jacques Sandoz, Claude Champion et le critique et futur producteur Freddy Landry, il fonde la société de production Milos Films, et signe l’un des quatre sketches, Patricia, du film collectif Quatre d’entre elles, sorti en 1968, présenté à Cannes et à Locarno. La Patricia du titre est en fait Patricia Moraz qui, ici actrice, va devenir co-scénariste et dialoguiste de Vive la mort, son premier long métrage de fiction, toujours produit par Milos Films. Film plein de rage et d’humour, rebelle contre la société et les pères, Vive la mort est présenté à la toute première Quinzaine des réalisateurs à Cannes, en 1969.
L’année suivante, dans la droite ligne du travail entamé avec les ciné-tracts, il réalise avec le collectif Rupture le documentaire Biladi, une révolution, l’un des premiers films (si ce n’est le premier) tourné dans les camps palestiniens. Toujours avec Patricia Moraz au scénario, il signe ensuite Le Grand Soir en 1976, réflexion désabusée sur ce fameux «grand soir» qui n’est pas vraiment arrivé en 1968. Le film remporte le Léopard d’Or à Locarno la même année. Il s’attelle ensuite à Seuls (1981) où il réunit à la pointe du lac Léman des acteurs aussi prestigieux que Niels Arestrup, Bulle Ogier, Michael Lonsdale, Christine Boisson et Olimpia Carlisi. Plus poétique, Seuls est sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs et présenté aussi à Locarno. Lors du travail de restauration du film, qu’il avait assuré avec notre concours et celui de la RTS, il disait volontiers que Seuls était son film préféré, celui pour lequel les couleurs étaient les plus belles grâce à la photographie de Renato Berta.
Il quitte alors les rives du lac Léman pour grimper dans la montagne et réaliser sa première adaptation d’un roman de Charles-Ferdinand Ramuz, Derborence (1981), avec Isabel Otero, Jacques Penot et Bruno Cremer. Sélectionné en compétition à Cannes, le film obtiendra le César du meilleur film francophone. A la fois reconstitution historique et vision moderne du roman, le film fera forte impression par son lyrisme. Il redescend toutefois en plaine pour son film suivant, La Loi sauvage (1988) avec Lucas Belvaux et Michel Constantin, polar désenchanté autour de la figure du père qui s’écoule au fil du Rhône du Valais à Genève. Il remonte ensuite dans la montagne pour signer une véritable comédie musicale adaptée du Pauvre Jacques de Carlo Boller, Jacques et Françoise (1991), avec Geneviève Pasquier et François Florey, lui aussi récemment disparu. Il retourne à Ramuz pour l’adaptation de La guerre dans le Haut-pays (1999), avec Marion Cotillard et François Marthouret, qui se déroule entre 1797 et 98 au moment où les troupes napoléoniennes occupent le pays de Vaud. Le film sera présenté en compétition au Festival de Berlin et représentera la Suisse pour l’Oscar du meilleur film étranger.
En 2003, il revient sur ses années de militance dans Les printemps de notre vie (2003), où il retrouve les amis et les témoins du temps des projets collectifs, du militantisme et des utopies, mettant à l'épreuve les repères d'un imaginaire collectif éprouvé par le temps. Il signe ensuite un téléfilm, Voltaire et l’affaire Calas (2007), avec Claude Rich, puis Ma nouvelle Héloïse (2012) relecture du texte de Jean-Jacques Rousseau et le documentaire La terre promise (2014) qui suit la Chorale du Collège Saint-Michel de Fribourg, en voyage en Palestine pour donner une série de concerts. A noter que, parallèlement à toute sa carrière pour le cinéma, il a souvent réalisé des émissions documentaires pour la Télévision suisse romande.
Francis Reusser était malade depuis quelques temps déjà, et, l’été dernier, il n’avait pas pu nous rejoindre à Locarno pour la projection de la version restaurée de Le Grand Soir, lauréat du Léopard d’Or en 1976. Il nous avait alors envoyé une vidéo carte postale depuis sa chambre d’hôpital, un message ému qui sonne aujourd’hui comme un dernier signe avant la nuit, comme un post-scriptum à son dernier film, La séparation des traces (2018), essai autobiographique amer et amusé qui donnait envie de revoir toute son œuvre.
Il a reçu en septembre 2019, lors d’une de ses dernières apparitions publiques, le Grand Prix de la Fondation vaudoise pour la Culture des mains du réalisateur Lionel Baier et de la Conseillère d’Etat Cesla Amarelle.
Mardi dernier, lors de son dialogue en «live» Instagram avec Lionel Baier, Jean-Luc Godard a rendu un hommage appuyé à Francis Reusser, relevant que, contrairement à ses aînés du Groupe 5, il était resté très proche de la terre de sa naissance: «Il n'a jamais quitté la Suisse, avec un pied dans l'eau et un pied dans les montagnes. Il a un côté Hodler - il a d'ailleurs un projet sur le peintre Ferdinand Hodler.» Si ce projet (La passion Hodler) ne verra sans doute jamais le jour, il n’empêche que toute la carrière de Francis Reusser est jalonnée d’images du lac (Léman), qu’il est un des rares cinéastes suisses à avoir autant – et si bien – filmé, et de montagne. Il a été sans conteste l’un des témoins critique de la fin du siècle dernier et du début de celui-ci en Suisse, sans jamais oublier à la fois d’aimer râler, d’aimer filmer et d’aimer la vie. Salut Francis, tu vas nous manquer terriblement.
Frédéric Maire
La Cinémathèque suisse rendra un hommage public à Francis Reusser au moment où les salles pourront de nouveau être ouvertes.
Voir Seuls (1981), version restaurée, en libre accès (code : cscinema)
Message vidéo de Francis Reusser projeté en introduction de son film Le Grand Soir au 72ᵉ Locarno Film Festival
Francis Reusser à la Cinémathèque suisse en mai 2018
Potrait de Francis Reusser par Pierre-Yves Borgeaud pour le Prix de la Fondation culturelle Vaudoise

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