C’est avec une grande émotion que la Cinémathèque suisse a appris ce matin le décès du cinéaste Jean-Marie Straub, auteur d’une œuvre profondément originale, et personnalité hors norme, qui avait tissé des liens étroits avec notre institution.
Né le 8 janvier 1933 à Metz, Jean-Marie Straub s'est formé au cinéma en regardant des films et en assistant aux tournages d'Astruc, Bresson, Gance et Renoir. Ayant fui la France pendant la guerre d’Algérie, il trouve refuge en Allemagne. C’est là-bas qu’il passe à la réalisation, en 1963, avec Machorka-Muff et qu’il devient l’une des figures du Nouveau cinéma allemand. Il s’impose par un style dépouillé, une mise en scène exigeante et une écriture tendue. Straub rencontre Danièle Huillet en novembre 1954. Elle devient son épouse et ils resteront unis en un compagnonnage indéfectible par leur pensée résolue, leur incessant questionnement, leur refus des modes et leur foi dans le regard et l'intelligence des spectateurs. Dans leur vision exigeante de la création cinématographique, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ont élaboré une œuvre foncièrement moderne et à nulle autre pareille. La pureté des cadres, des sons et des textes a imposé une nouvelle manière de faire du cinéma, au plus près de la sincérité du discours et de la forme.
J’avais à peine 17 ans. C’est la vision soudaine, mystérieuse, de Machorka-Muff (1963) et de Nicht versöhnt oder Es hilft nur Gewalt, wo Gewalt herrscht (1965), présentés par Freddy Buache dans la salle polyvalente du Lycée de Neuchâtel, qui m’a ouvert les yeux pour la première fois sur ce cinéma venu des origines, plus pur et absolu que jamais. J’ai ensuite suivi le travail de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet tout au long de mon parcours de cinéphile et plus encore depuis que j’ai repris la direction de la Cinémathèque suisse, en 2009. C’est pourquoi je suis très ému, aujourd’hui, d’apprendre la disparition de Jean-Marie Straub, à l’âge de 89 ans. Nous l’avions reçu à de nombreuses reprises dans nos archives et dans nos salles, notamment au Capitole. En janvier 2018, à l’occasion de ses 85 ans et des 70 ans de notre institution, il était venu présenter son dernier film, Gens du Lac, en première mondiale. L’histoire se déroule à Rolle, sur les rives du Léman, où il habitait avec Barbara Ulrich, son épouse et productrice. Dans les mois qui ont suivi cet événement, Jean-Marie Straub était de retour à la Cinémathèque suisse pour proposer une programmation originale et régulière: « Jean-Marie Straub, regards croisés », une série de films de l’histoire du cinéma choisis par lui-même et mis en miroir avec certaines de ses œuvres, cela avec la complicité de Benoît Turquety, professeur à l’Université de Lausanne. En mai dernier, nous avions également projeté deux films du couple Straub-Huillet, Operai, contadini (2001) durant la rétrospective consacrée au chef opérateur Renato Berta, et Sicilia! (1999) dans le cadre du cycle « Freddy Buache, le passeur ».
L’ancien directeur de la Cinémathèque suisse et le cinéaste étaient liés par une longue et indéfectible amitié. Freddy Buache disait de Straub : « Dans un monde instable encore plus enclin à sa perte culturelle depuis l’avènement du XXIe siècle, beaucoup de signes anciens disparaissent des mémoires, en commençant par l’art du cinéma. De ce point de vue, entre les valeurs journalistiques et celles de l’économie de marché, dans l’ordre du catimini à la mort électronique, Straub sera là pour répondre à l’écran à la question posée en 2001 par Pedro Costa: Où gît votre sourire enfoui? ». Très tôt passionné par l’œuvre du duo Straub-Huillet, Freddy achète des copies qu’il fait circuler en Suisse et présente régulièrement. Une tradition perpétuée par ses successeurs, Hervé Dumont et moi-même, qui vient compléter le cœur de la collection, constitué de 40 copies de leurs titres déposées par le couple à la Cinémathèque suisse. Ces dernières années, notre institution a également contribué à la numérisation et à la restauration de plusieurs de leurs films dont certains sont diffusés en Suisse par nos soins. Aujourd’hui, après la fermeture consécutive d’une kyrielle de laboratoires en France et en Allemagne, ce ne sont plus seulement des copies qui sont hébergées dans nos locaux, mais aussi de nombreux négatifs, afin de préserver au mieux la mémoire d’un septième art essentiel à notre histoire sociale, politique et esthétique.
Merci Jean-Marie pour ta générosité et ton regard acéré sur le monde, d’une grande actualité. Nous veillerons sur ton héritage et le ferons rayonner.
Frédéric Maire, directeur de la Cinémathèque suisse