L’immense comédien suisse Bruno Ganz est décédé le 16 février dernier à l’âge de 77 ans, à Zurich, sa ville natale, alors que la 69ème édition de la Berlinale était en train de s’achever. Comme un signe du destin de son lien puissant, intime, avec la capitale allemande et avec l’Allemagne. Son incarnation de l’ange Damiel dominant Berlin (du temps du mur) dans Les ailes du désir de Wim Wenders (1987) ou celle d’Adolf Hitler reclus dans son bunker berlinois dans La Chute de Oliver Hirschbiegel (2004) sont sans doute deux des rôles les plus marquants qu’il ait jamais interprété. Mais ce serait oublier que c’est d’abord à Berlin que sa carrière a débuté, au théâtre de la Schaubühne, avec Peter Stein, Klaus-Michael Grüber et les actrices Edith Clever et Jutta Lampe. C’est en Allemagne de l’Ouest qu’il va ensuite devenir à partir du milieu des années 70 l’un des acteurs clés du nouveau cinéma allemand, avec Wim Wenders bien sûr (L’Ami américain, Les ailes du désir, Si loin, si proche), mais aussi Reinhard Hauff (Le couteau dans la tête), Peter Handke (La femme gauchère), Volker Schlöndorff (Le faussaire) ou Werner Herzog (Nosferatu).
Acteur éminemment européen, Bruno Ganz a connu l’une de ses premières apparitions marquantes dans La Marquise d’O… d'Eric Rohmer, adapté de la nouvelle d’Heinrich von Kleist. Il a joué pour le Polonais Jerzy Skolimovski, les Italiens Giuseppe Bertolucci et Mauro Bolognini, l’Espagnol Jaime Chávarri, l’Islandais Fridrik Thor Fridriksson, par deux fois pour le formidable cinéaste grec Théo Angelopoulos, dans L’éternité et un jour (1998) et La poussière du temps (2008) ou plus récemment pour le Danois Lars von Trier dans The House that Jack Built. Bruno Ganz fera aussi quelques détours hollywoodiens, notamment avec Francis Ford Coppola (L’homme sans âge, 2007) et Ridley Scott (Cartel, 2013). Il devrait même apparaître dans le dernier film de Terrence Malick, Radegund, qui n’est pas encore sorti.
Mais contrairement à d’autres comédiens helvétiques qui, volontairement ou non, ont poursuivi l’essentiel de leur carrière à l’étranger, Bruno Ganz a toujours maintenu un lien très fort avec son pays natal. En Suisse, il a aussi tourné pour les plus grands, et souvent dans des films qui ont rencontré un large succès, autant critique que public. Qu’on se souvienne de son marin alémanique à Lisbonne Dans la ville blanche du genevois Alain Tanner (1983), ou ce serveur souriant dans Pane e tulipani de l’Italo-tessinois Silvio Soldini (2000), un rôle tout en douceur qui le fera connaître bien au-delà de son public habituel et qu’il était venu présenter à la Cinémathèque suisse le 6 juin 2006, aux côtés d’Hervé Dumont, alors directeur de l’institution.
Dès le début des années 80, il multiplie les tournages helvétiques, sans jamais s’interrompre. Ses deux premiers films seront La provinciale de Claude Goretta (1981) et Der Erfinder de Kurt Gloor (1982), où il incarne un paysan inventeur. On le verra ensuite en père de substitution dans Vitus de Fredi Murer ou en séducteur quinquagénaire dans La disparition de Julia de Christoph Schaub. Plus récemment, il aura été le grand-père de Heidi de Alain Gsponer, ancien nazi pour Amnesia de Barbet Schroeder, Un Juif pour l’exemple de Jacob Berger et moine dans Fortuna de Germinal Roaux.
Que ce soit au théâtre ou au cinéma, Bruno Ganz a reçu d’innombrables récompenses, de l’Anneau Reinhardt au Prix du Cinéma suisse en passant par la Légion d’honneur, le David di Donatello et l’Anneau d’Iffland en Allemagne qui récompense le meilleur acteur du pays… jusqu’à sa mort. Mais s’il était heureux de les recevoir, ces prix, il fallait qu’il s’en détache, souvent avec humour. D’ailleurs, quand il avait reçu un prix sur la Piazza Grande du festival de Locarno, il avait parodié en allemand la fameuse et virulente diatribe anti-honneur de l’écrivain autrichien Thomas Bernhard (qu’il a plusieurs fois joué au théâtre).
Certains le disaient mystérieux, secret, d’autres réservé. Peut-être n’était-il au fond que l’expression d’un bon Suisse qui aime se faire discret (dans la vie) et qui est devenu une célébrité presque malgré lui. Il restera dans nos mémoires tour à tour comme un ange, un marin, un aviateur, un inventeur, un serveur, un paysan, ou même Adolf Hitler. Bref : un acteur, comme il y en a peu.
Frédéric Maire
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