Jacqueline Veuve, à jamais chroniqueuse du temps

Diverses 19. April 2013

La Cinémathèque suisse a appris avec une grande tristesse le décès de la réalisatrice Jacqueline Veuve, véritable pionnière de notre cinéma, et amie de longue date de notre institution, où elle a présenté à peu près tous ses films. Elle fut en particulier pendant quelques temps présidente de l’Association des Amis de la Cinémathèque suisse. C’est aussi à travers elle, et sa caméra, que le soussigné a eu l’honneur de connaître la Petite dame du Capitole, ce film présenté à Locarno en 2006. C’est donc aussi un peu grâce à Jacqueline Veuve que la nouvelle aventure de ce merveilleux cinéma a été rendue possible. La première de son dernier film, Vibrato, organisée justement au Capitole, était aussi une manière, pour nous, de lui dire un vibrant merci. Aujourd’hui, nous ne pouvons qu’évoquer brièvement son souvenir et adresser à Léo, son mari, et à sa famille, toutes nos plus chaleureuses pensées. En attendant de voir, et revoir, ses multiples films qui renferment précieusement la mémoire – critique – de notre temps. 

Fille spirituelle de Jean Rouch et Richard Leacock, Jacqueline Veuve répétait volontiers que son rôle consistait à être «un petit rouage de la mémoire de notre pays». Elle précisait ainsi : «J’aime représenter et fixer sur la pellicule des choses et des processus qui peut-être, probablement, voire certainement n’existeront plus demain.»  Mais si toute sa carrière est en effet jalonnée par des «témoignages cinématographiques» de cet ordre (petits métiers en voie de disparition, traditions locales qui s’effacent), il serait réducteur de ne voir en Jacqueline Veuve qu’un simple témoin, qui capte et restitue ce qu’il voit. Déjà parce que ce n’est pas aussi simple que ça, au cinéma, de capter et de restituer un processus, quel qu’il soit. Ensuite parce que la personnalité entière de la cinéaste s’affirme toujours, film après film, en filigrane de ses cadres, de ses choix de constructions, ses articulations de la parole.

L’écoute et l’observation
On reconnaît le travail de Jacqueline Veuve à deux talents qui sont généralement mis en œuvre conjointement dans chacun de ses films : son sens de l’écoute et celui de l’observation. Ce n’est pas ici seulement question de son et d’image. L’écoute, c’est celle qui lui permet, déjà quand elle prépare ses films, repère, parle avec les gens, de comprendre très vite ce qui fait l’essence d’un individu. Ensuite, avec une immense habileté,  elle parvient à les faire reparler devant la caméra, avec de nouveau une impressionnante justesse. Je ne connais pas beaucoup de femmes (ni d’hommes, d’ailleurs !) qui soient si bien parvenus à faire parler des militaires comme dans L’homme des casernes.
Mais faire parler ne suffit pas ; au cinéma, il faut montrer. Et pour cela, Jacqueline Veuve démontre un sens aigu du cadre, de ce qu’il faut ou non faire voir pour aider le spectateur à comprendre. En cela, la série de films consacrés aux Métiers du bois (le luthier, le fabricant de luge, le tourneur, etc.), la Chronique vigneronne ou encore la Chronique paysanne en Gruyère sont exemplaires : Jacqueline Veuve parvient à rendre totalement limpide le processus complexe de la fabrication du fromage d’alpage ; et non seulement, elle le rend passionnant. Car sa maîtrise de la description lui permet d’aller au delà : elle fictionnalise le réel au point de créer un vrai suspense dans la fabrication dudit fromage, tout comme dans celles des tavillons au Valais.

L’Engagement
A propos de son travail, Freddy Buache a écrit : «La caméra capte ce qu’elle voit, le magnétophone enregistre, la chronique s’ordonne, claire, objective, sans parti pris. A chaque spectateur appartient la liberté d’en lire l’endroit ou l’envers.» En fait, derrière cette objectivité apparente, Jacqueline Veuve n’est pas une cinéaste détachée du monde qui l’entoure, une sorte de «témoin» distancié qui observe le réel sans prendre position. Elle aime se confronter à des sujets qui, par leur simple mise en lumière, font office de manifeste. Durant son long séjour aux Etats-Unis, elle a tourné deux films sur le mouvement féministe. Et même quand elle semble cadrer d’un œil nostalgique la tradition du marché à Vevey (dans Jour de marché), elle y découvre un condensé des lois économiques et y dévoile des pratiques écologiquement fort peu durables.
Dans son premier long métrage, La mort du grand-père ou le sommeil du juste (1978), elle  raconte l’usine vue du côté des petits patrons. Et avec son avant-dernier film, C’était hier, elle revient avec mordant sur ce temps qui n’a pas, ou si peu évolué, ou alors si mal, laissant comme hier les patrons et les ouvriers, dos à dos..
Sa seule et unique véritable fiction, Parti sans laisser d’adresse (1982) n’est elle non plus pas innocente ! Inspiré d’un fait divers, le film raconte l’histoire d’un toxicomane en prison préventive qui finit par s’y suicider.

L’homme et son environnement
S’il y a quelque chose qui relie toute l’œuvre de Jacqueline Veuve et qui révèle (un peu) de sa manière de travailler, c’est la relation toujours très étroite qui s’installe entre l’homme et la nature. Dans Parti sans laisser d’adresse, justement, le prisonnier s’évade mentalement en rêvant du Grand Nord de Jack London. Dans Un petit coin de Paradis, cette relation devient même le sujet central, à travers le temps et les générations. Mais la cinéaste ne s’intéresse ni à l’individu pour lui-même, ni à la nature pour elle-même. Ce qui l’attire c’est de décrire la relation qui s’installe entre l’un et l’autre, entre le boisselier et le bois, le maraîcher et ses produits, le patron et son usine. Ce n’est pas dans la contemplation mais dans le faire qu’elle trouve la matière de son cinéma.
Jacqueline Veuve ne rechigne pas non plus à parler d’elle-même. Ou plutôt à faire de son histoire, de son vécu, le point de départ d’une histoire. Comme son grand-père et sa famille, ou encore son cœur qui a failli la lâcher, un jour, ce qui l’a poussée à tourner La nébuleuse du cœur, un voyage au cœur de cet organe qui est aussi un symbole social et culturel omniprésent.

Il suffisait de rencontrer Jacqueline Veuve pour comprendre qu’elle était toujours à l’affût, le regard perçant, attentive à tout ce qui l’entoure et tout ce qui pourrait, un jour, faire un bon sujet. Mais elle savait aussi attendre, patiemment, pour que vienne enfin le bon moment pour empoigner la caméra et le micro. Ni trop tôt, ni trop tard. Comme l’agriculteur qui attend qu’un fruit mûrisse pour le cueillir au bon moment.

Frédéric Maire
Directeur de la Cinémathèque suisse